Lorsque les solides coulent…

Résultat scientifique

Des physiciens et physiciennes ont établi une classification des liquides complexes à seuil, comme les dentifrices ou le ketchup, qui se comportent comme un solide aux faibles déformations puis comme des liquides quand la sollicitation devient suffisante. Ce travail permet de comprendre la nature de la transition de fluidification de ces matériaux.

Quand Héraclite affirme avec philosophie que « Πάντα ῥεῖ », « tout s’écoule », le physicien rhéologue ne peut s’empêcher d’ajouter mezzo voce « ... si on secoue suffisamment !», lui dont le passe-temps favori consiste à regarder les dentifrices, mousses, crèmes, ketchup et autres mayonnaises mettre une certaine mauvaise volonté à couler.  En effet, ces fluides complexes acceptent de s’écouler lorsque nous les secouons ou les poussons, tandis qu'ils restent fermes et conservent leur forme comme des solides lorsque nous cessons d'appliquer une force extérieure. Cette fluidification induite mécaniquement est appelée "yielding" et joue un rôle clé dans d'innombrables applications.  À un niveau plus fondamental, les scientifiques étudient activement la fluidification, afin de comprendre son origine microscopique et la nature même de cette transition. En particulier, est-elle une transition ordinaire par changement de phase entre deux états physiques distincts, un peu comme la fonte d'un glaçon solide lorsqu'on augmente la température ?

Des scientifiques du Laboratoire Charles Coulomb (L2C, CNRS / Université de Montpellier) de Montpellier, en France, et du Center for Soft Matter Research de l'université de New York ont récemment répondu à cette question en étudiant des suspensions et des émulsions colloïdales concentrées, des solides mous et amorphes composés de particules ou de gouttelettes de la taille d'un micron au plus, très compactées et dispersées dans un solvant. En éclairant les échantillons avec une lumière laser tout en appliquant une force de cisaillement cyclique et en analysant les fluctuations temporelles de la lumière diffusée par les échantillons, l'équipe a établi un lien entre la déformation mécanique macroscopique de l’échantillon et une transition entre deux états dynamiques microscopiques distincts de la matière le constituant, caractérisant les comportements solide et  fluide des suspensions de particules ou de gouttelettes. De façon remarquable cette transition microscopique  dynamique peut être expliquée à l'aide d'arguments similaires à ceux proposés il y a plus de 100 ans par le physicien néerlandais J.D. van der Waals pour expliquer le passage entre états d’équilibre, de la phase liquide à la phase gazeuse. La célèbre équation d'état de van der Waals décrit la transition abrupte qui se produit lorsque la pression d'un liquide diminue et que l'énergie de cohésion entre les molécules du liquide n'est pas suffisante pour les maintenir ensemble, ce qui conduit à l'évaporation en phase gazeuse.  Inspirée par le rôle de la cohésion dans les liquides, l'équipe a proposé un modèle dans lequel la dynamique des régions adjacentes d'un solide mou soumis à un cisaillement est couplée, de la même manière que les molécules de van der Waals interagissent entre elles, tandis que l'amplitude de la déformation imposée joue le même rôle qu'une dépressurisation dans les liquides simples. Cela a conduit à une équation qui est formellement égale à celle proposée par van der Waals, ouvrant la voie à un diagramme d'état unifié pour la transition de fluidification.

En introduisant une certaine variabilité dans le couplage entre les dynamiques microscopiques, l'équipe a en outre montré que la distance par rapport au point critique, où la transition de fluidification disparaît, joue un rôle majeur dans l'émergence de ce que les physiciens appellent des caractéristiques de transition du premier ordre et du second ordre. Le caractère plus ou moins abrupt de la transition, la présence d'importantes fluctuations spatiales et temporelles et la vitesse d'équilibration sous cisaillement cyclique sont autant de caractéristiques qui dépendent du caractère vitreux du système, c'est-à-dire de la distance qui sépare ces matériaux d'un état fluide à l’équilibre thermodynamique. Ces résultats réconcilient des observations précédemment contrastées sur la nature de la transition de fluidification, où des comportements de premier ordre ou de second ordre ont été rapportés, variant selon les systèmes et les protocoles expérimentaux. Ces résultats ont été publiés dans la revue Nature Physics.

Illustration Truzzollilio
Figure : Diagramme d'état unifié pour la transition de fluidification. Pour des petites amplitudes de déformation, les systèmes mous, comme la mayonnaise et le dentifrice, présentent une dynamique de type solide (points bleu) avec une faible fluidité. Au fur et à mesure que l'amplitude de déformation augmente, les systèmes mous subissent la transition de fluidification (points gris), caractérisée par la coexistence de deux types de dynamique (solide et fluide), et ils sont finalement fluidisés à des très grandes déformations où la dynamique microscopique est celle d'un liquide (Copyright © 2023, les auteurs sous licence exclusive de Springer Nature Limited

Références

A unified state diagram for the yielding transition of soft colloids, Stefano Aime, Domenico Truzzolillo, David J. Pine, Laurence Ramos et Luca Cipelletti, Nature Physics, publié le 27 juillet 2023.
Doi :
10.1038/s41567-023-02153-w
Archives ouvertes : arXiv

Contact

Domenico Truzzolillo
Chercheur CNRS, Laboratoire Charles Coulomb (L2C)
Communication CNRS Physique